Jake fut surpris lorsque Anna lui annonça son programme pour l’après-midi. Ces jours-ci, elle sortait rarement sans lui et, quand elle quittait la maison, ce n’était que pour de courtes promenades dans le quartier. S’il y avait réfléchi, il aurait peut-être vu clair dans son jeu, mais il se réjouit d’avoir l’appartement pour lui seul ; par ailleurs, Anna semblait ravie d’aller écouter un concert dirigé par Michael Tilson Thomas au Davies Symphony Hall. Quand elle partit avec Selina et Marguerite, leurs voisines du dessus, elle portait le plus chic de ses kimonos à fleurs et le bibi en velours que Michael lui avait offert pour son anniversaire.
« Si tu en as le courage, lança-t-elle à Jake tout en se tenant au bras de Marguerite, la litière de Notch aurait bien besoin d’un coup de frais. Sinon, amuse-toi bien, mon chou. On ne sera de retour qu’après le dîner. »
Planté sur le seuil, il les regarda descendre toutes les trois la rue – au rythme d’Anna – en direction du métro Muni. Toutes trois avaient disparu quand Notch s’approcha de ses jambes et entama son petit frotti-frotta félin ; Jake y vit le signe qu’il était temps d’aller chercher un sac de litière naturelle là où ils étaient rangés, derrière le lave-linge. L’odeur ammoniaquée lui piqua les narines quand il ferma le sac en plastique rempli de sciure souillée pour le mettre précautionneusement à la poubelle. Hiératique sur le plan de travail de la cuisine, Notch avait suivi toute l’opération de l’air d’une riche bourgeoise surveillant son petit personnel.
Et maintenant ? Avec Anna au concert et Michael à la montagne pour deux jours, Jake était dégagé de ses responsabilités essentielles. Il envisagea un moment de ratisser les feuilles de bambou détrempées sur la terrasse, mais cela lui aurait un peu trop rappelé le boulot et il décida donc de regarder la télé. Anna n’ayant jamais apprécié la télévision (« sauf en cas de crise nationale »), il essayait de ne pas la regarder quand elle était dans les parages, même si le poste se trouvait dans sa chambre à lui. On l’entendait jusqu’à l’autre bout du couloir et, vu que les jours d’Anna lui étaient comptés, ç’aurait été assez peu respectueux d’envahir ainsi son espace. Mais parfois, quand elle allait voir son acupuncteur ou squatter un banc du musée d’Art moderne, il se mettait au lit et s’offrait quelques moments sympas devant le petit écran sans se sentir coupable.
Il s’était déjà octroyé deux bonnes heures de foot quand on sonna à la porte. Le temps qu’il enfile son jogging et fasse le tour des suspects classiques – Témoins de Jéhovah, goudous en tournée de livraison, voisins chargés de prospectus pour soirées poésie –, une autre éventualité se présenta à son esprit. Un coup d’œil par la fenêtre confirma ses pires soupçons.
Le petit mormon. Jonah Flake.
Jake soupira, ouvrit la porte et attendit que l’intrus s’explique.
« Ta grand-mère m’avait dit que tu serais à la maison aujourd’hui.
— Ma grand-mère ?
— La vieille dame. Peu importe. Elle s’est présentée comme ta colocataire. J’ai pensé qu’elle plaisantait. »
Un sourire en coin tordit le doux visage de pêche de Jonah.
Jake ne broncha pas.
« Je peux entrer, mec ?
— Pas si tu t’es pointé avec une bible. »
Jonah sourit et leva les mains en l’air pour prouver sa bonne foi.
« Je n’ai absolument rien sur moi. »
Il tendit l’oreille vers le couloir.
« C’est du foot ?
— Oui.
— Le Milan AC ? »
C’est leur méthode, pensa Jake. Ils se dégotent un point commun avec toi et en profitent pour glisser le pied dans la porte.
« Écoute, mon pote, je dois te dire que tu perds ton temps si…
— C’est pas ça, mec. J’ai besoin que tu m’aides. »
La gravité pressante qui se lisait dans le regard du jeune homme déconcerta Jake.
« Que je t’aide ?
— Je préfère t’en parler à l’intérieur, si ça ne te dérange pas.
— Euh… on a intérêt à être brefs… je veux pas rater ce match. »
C’était du pipeau, naturellement, Jake pouvait voir le match quand ça lui chantait, mais il avait besoin d’un prétexte facile au cas où Jonah reprendrait son bâton de prédicateur.
« Tu peux t’asseoir là », lui dit-il en désignant le fauteuil d’Anna.
Le jeune homme s’assit, mais resta en équilibre sur le bord du siège, le dos étrangement droit. Il aurait eu une bible sur les genoux que ça n’aurait pas fait une grande différence.
« Alors, quoi de neuf, frère Flake ? »
Jonah tressaillit comme si on l’avait giflé.
« C’est pas comme ça qu’on doit t’appeler ? T’es pas un missionnaire ?
— Pas aujourd’hui.
— Soit… peu importe. »
Le jeune homme garda le silence un moment.
« Le truc, Jake, c’est que j’ai les mêmes désirs que toi. Par rapport aux hommes, je veux dire. »
Ce n’était pas vraiment une surprise. Il le lui avait déjà presque avoué sur Forbes Island.
« Mais tu passes pas à l’action ! Maintenant, t’as… comment elle s’appelle, déjà ?
— Becky. Oui, je l’aime… c’est sûr. C’est une fille merveilleuse. N’empêche que j’ai toujours ces sentiments. Je prie pour qu’ils disparaissent pourtant, c’est une lutte. C’est la lutte la plus dure que j’aie connue, mais je le fais pour notre Père céleste. »
Les grands yeux gris du blondinet étaient tout humides.
« Mais des fois c’est… c’est plus fort que moi. »
Oh merde, songea Jake. Nous y voilà !
« C’est pas comme si je ne m’y étais pas préparé. Pas du tout. Je savais qu’un endroit comme San Francisco me mettrait sur le chemin de la tentation. Mais parfois, quand je rencontre quelqu’un de nouveau, je n’arrive plus à contrôler ces désirs et…»
Jonah ne termina pas sa phrase, Jake essaya donc de le tirer d’embarras :
« Jonah… mec… je suis vraiment flatté, cela dit, sexuellement, je pense pas que, toi et moi, on serait…
— Non ! Je parlais pas de toi ! »
Devant la véhémence de sa réaction, Jake se sentit piqué malgré lui.
« D’accord, OK, y a pas de problème.
— Te vexe pas… t’es beau et tout, mais je te considère plus comme un ami. Ce que je voulais dire… c’est que, aujourd’hui, au Starbucks, j’ai rencontré ce mec qui m’a proposé d’aller chez lui. »
Jake accusa le coup.
« Je croyais que vous n’aviez pas le droit de boire de café, vous autres.
— Qui ça, nous autres ?
— Vous, les mormons.
— J’ai mangé un brownie.
— Alors… quoi ?… t’as couché avec ce type et maintenant tu te sens coupable ?
— Non. J’ai refusé. Je lui ai dit que c’était contraire à ma foi.
— Eh bien… tu vois. Pas la peine de te prendre la tête. Ta sainte pureté est intacte.
— Oui, mais… je ressens toujours ces désirs. Ça fait deux heures que je suis dans cet état.
— Alors, retournes-y et baise. Il faut que tu dépasses tes trucs perso, mon vieux. Il faut que tu dépasses ta putain de foi. Elle va te tuer. »
Jonah eut l’air accablé :
« T’as déjà été confronté à quelque chose que tu voulais changer… sans que tu y arrives… au point d’avoir l’impression d’être dingue ? »
Oui, une bricole, se dit Jake.
« Si tu ne veux pas m’aider…
— Je viens de le faire, Jonah. Je t’ai donné le meilleur conseil que je pouvais te donner. Qu’est-ce que je pourrais te dire d’autre ? »
Jonah hésita, se tritura sur la tempe quelques boutons qui trahissaient son adolescence prolongée. Il semblait réfléchir à quelque chose.
« Tu vas penser que c’est barge.
— Dis toujours.
— J’ai besoin que tu me prennes dans tes bras. »
Jake écarquilla les yeux.
« C’est ma thérapie. Mon thérapeute à Snowflake le fait, mais ici je connais personne à part les autres frères et je… ils ne sont pas au courant de mes… tu vois ce que je veux dire… T’es pas obligé, mec, si tu…
— Ton thérapeute te prend dans ses bras ?
— Ça s’appelle une thérapie par le toucher. Je suis censé faire ça quand j’ai des désirs impurs. D’après lui, ils me viennent parce que mon père était très distant, donc… si j’arrive à trouver un homme qui me prenne dans ses bras, j’aurai ce que je désire sans que ça passe par le sexe. D’après lui, les homosexuels ne recherchent qu’un amour masculin fort. »
Jake se rappela alors qu’il avait vu cela dans un reportage de CNN sur d’anciens gays : un homme en tenait un autre sur ses genoux, le berçait comme un bébé, lui caressait les cheveux.
« Et ce type, c’est un… un vrai thérapeute ?
— Comment ça ?
— C’est un… psychiatre ou quelque chose ? »
Jonah haussa les épaules.
« Il pratique la thérapie réparatrice… et c’est un membre très respecté de notre Eglise. Il a connu ça lui aussi.
— Il est gay, tu veux dire.
— Il l’était. Il est marié et a des gamins maintenant. Écoute, mec… j’ai eu tort de te demander. T’as fait tes choix. Ta vie est toute tracée. »
Tu parles ! se dit Jake.
Jonah se leva en chancelant un peu, visiblement embarrassé. Il se dirigea vers la porte, il semblait se sentir bien plus rejeté que ce que Jake avait pu éprouver un peu plus tôt.
« Et merde », grommela Jake.
Jonah se retourna.
« Quoi ?
— Qu’est-ce que je dois faire ? Il faut que je dise des trucs ?
— T’acceptes ?
— Je vais essayer. »
Les joues de pêche du blondinet virèrent au rouge sous le coup du soulagement. Ou de la gratitude. Ou d’autre chose.
Il rougit comme moi, pensa Jake.
« T’es pas obligé de dire quoi que ce soit. Tu peux regarder le match, si tu veux.
— La télé est dans ma chambre, mon vieux.
— C’est bon. Je te fais confiance.
— On garde nos fringues, d’accord ?
— Carrément. »
Jake lui montra le chemin, et le lit, où il redressa les oreillers avant de laisser Jonah s’allonger contre son torse. Jake se demanda quoi faire de ses mains jusqu’au moment où Jonah en plaça une d’autorité sur sa nuque et l’autre sur sa taille. Son geste dénotait une telle habitude que Jake repensa à un cours de danse de salon qu’il avait dû endurer un été, durant son enfance dans l’Oklahoma. La seule différence, c’est qu’à l’époque c’était sur sa hanche à lui que quelqu’un avait posé la main.
« C’est tout ? bredouilla-t-il.
— Oui.
— On fait ça pendant combien de temps ?
— Dix ou quinze minutes… normalement. Le temps que les désirs se calment. »
Jake éprouva un nouvel accès de rancœur à l’égard du formidable étalon du Starbucks, puis chassa ce sentiment.
« Bon, tu me dis, mec.
— Si ça ne te gêne pas, tu pourrais me bercer ? Ça fait partie de la thérapie. »
Alors Jake le berça et Jonah, son corps diffusant sa chaleur et son épaisse chevelure couleur des blés embaumant le gel à la noix de coco, resta allongé dans ses bras pendant qu’il regardait le Milan AC mettre une raclée à l’AS Livourne. Comme Jonah ne voyait pas l’écran, les rugissements de la foule et les cris d’encouragement de Jake piquaient par moments sa curiosité.
« C’était Ronaldinho ?
— Oui. Putain, quel tacle !
— Ronaldinho, c’est le meilleur.
— C’est clair », renchérit Jake sans cesser de le bercer.
Le temps passait, sans que Jake ait conscience des minutes qui s’étaient déjà écoulées. Il était complètement absorbé par cette communion de deux corps qui respiraient à l’unisson, comme les otaries du Pier 39 serrées les unes contre les autres. Cette expérience aurait pu lui donner une furieuse envie de sexe, mais non ; elle l’apaisait au contraire, le libérait des attentes, de la culpabilité habituelles. Il n’avait jamais menti à Jonah, et ce dernier bénéficiait de la cure qu’on lui avait prescrite : la tendresse d’un cœur masculin sans risque de luxure. La vache, il n’y avait même pas menace de queutage. Pour Jonah, c’était l’affaire du siècle.
On sonna à la porte.
« Merde », s’écria-t-il en repoussant Jonah.
Le blondinet, ça se comprend, parut tout déconcerté.
« T’attends quelqu’un ?
— Non.
— Et ta grand-mère ? »
Jake ne prit pas la peine de le corriger de nouveau.
« Elle ne rentrera pas avant ce soir. »
Il se leva du lit et se dirigea vers la porte.
« Attends, lui lança Jonah. C’est peut-être un des frères.
— Comment ça serait possible, bordel ? »
Jonah parut gêné.
« J’ai donné ton adresse à un de mes copains.
— Pourquoi ?
— Eh bien… juste… en cas d’urgence. Ils tiennent à savoir où on est. »
C’était tellement dingue de voir combien ils se comportaient l’un comme l’autre en fautifs que Jake essaya de se faire la voix de la raison.
« Bouge pas. Je m’en occupe. »
Il referma derrière lui et alla jusqu’à l’entrée. Par le judas il vit Shawna Hawkins, la fille de Brian Hawkins, l’ancien associé de Michael. Shawna était une autre des « petits-enfants » qu’Anna s’était choisis – une fille vive, aux yeux sombres, qui avait quelques années de moins que Jake mais pas mal de centimètres de plus. Elle avait changé de coiffure ; une coupe plus courte, plus simple, avait remplacé son look rétro avec sa superbe frange.
« Salut », dit-il en ouvrant.
Elle paraissait abattue, ce qui ne lui ressemblait pas, et avait des cernes noirs.
« Désolée de débarquer à l’improviste, Jake. J’ai absolument besoin de parler à Anna.
— Elle est au Davies Symphony Hall. Elle ne rentrera pas avant le dîner.
— Merde. »
Elle sembla tellement déçue que Jake ne put s’empêcher de demander :
« Je peux faire quelque chose ?
— Non… j’ai juste… tu sais, quoi… j’ai besoin d’une dose d’Anna.
— Oui. Eh bien, peut-être ce soir…»
Sa nervosité n’échappa pas à Shawna.
« T’es avec quelqu’un.
— Non… pas vraiment.
— Si, si. »
Elle lui décocha un sourire complice.
« C’est super. Je ne te dérange pas plus longtemps. »
Shawna, comme Anna, s’intéressait de près à la vie amoureuse de Jake – si inexistante soit-elle. Shawna était capable de gérer cette situation mieux que n’importe qui – elle tenait un blog de cul, après tout –, mais ses suppositions commençaient déjà à le mettre mal à l’aise. Il se demandait quel genre d’orgie olympienne elle pouvait bien imaginer.
« Je repasserai plus tard, poursuivit-elle. De toute façon, j’ai des courses à faire, donc… oh… désolée d’avoir déboulé comme ça. »
Cette seconde salve d’excuses plongea Jake dans la perplexité jusqu’à ce qu’il se retourne et voie Jonah derrière lui.
« Pas de problème, lança Jonah à Shawna avant d’ajouter à l’adresse de Jake : À plus, mec.
— S’il te plaît, ne pars pas à cause de moi », balbutia Shawna alors que Jonah remontait l’allée pour s’enfuir vers la rue.
Quand il fut hors de portée de voix, Shawna s’exclama :
« Adorable. Là, je me sens vraiment mal.
— T’as pas besoin, rétorqua Jake. C’était rien. »
Mais ce n’était pas vrai, il s’en rendait compte ; c’était tout le contraire.